Paul Celan
Poèmes en prose
[1946-1947]
traduits
du roumain par Sebastian Reichmann
Sans balustrade, les escaliers immenses que monte et
descend le drapeau vaporeux de la rencontre avec toi-même, restent la seule
coordonnée certaine des mouvements qui me tentent encore. Sans balustrade, je
les accepte pourtant, et même je les préfère pour mes rares promenades entre
Cancer et Capricorne, quand, fâché avec la saison, mon plaisir de n'aimer personne
inonde la maison comme une dentelle noire. Tout aussi rarement, mais sous un
ciel intérieur signalé par la baguette magique, je descends, une roue brûle, à
l'extrême limite des marches, tout en bas, où la chevelure d'une femme que j’ai
tuée m'attend pour m’étrangler. J’évite le danger avec un doigté que mes héritiers
ne connaîtront plus. Puis je rebrousse chemin et, arrivé à la marche d'où je
suis parti, je répète la performance à une vitesse de plus en plus grande et
jusqu’à l'outrage spectaculaire de la crinière de la marche finale. Maintenant
– et seulement maintenant ! – je me rends visible pour ceux qui, me haïssant
depuis longtemps, attendent fiévreusement le dénouement. Ayant pourtant peu
l'habitude de ce genre d'événements, ils me prennent pour la balustrade
métallique de l’escalier et, sans mesurer le danger, descendent tout en bas, ouvrant
sans le savoir la porte par où entrera l'Illustre Défunte.
Comme le lendemain les déportations devaient commencer,
Rafaël vint pendant la nuit, vêtu d'un vaste désespoir en soie noire, avec
capuchon, ses regards brûlants finirent par se croiser sur mon front, des
torrents de vin commencèrent à couler sur mon visage, se répandirent par
terre, les humains les avalèrent pendant leur sommeil.
Viens,
me dit Rafaël, en posant sur mes épaules trop brillantes un désespoir semblable
au sien, je me penchai vers maman, je l’embrassai, incestueux, et sortis de la
maison. Un immense essaim de grands papillons noirs, venus des tropiques,
m’empêchait d'avancer. Rafaël m’entraîna avec lui et nous descendîmes vers la
voie ferrée. Sous mes pieds je sentis les rails, j’entendis le sifflet d'une
locomotive, tout près, et mon cœur se raidit. Le train passa au-dessus de nos
têtes.
J’ouvris
les yeux. Devant moi, sur une surface immense, il y avait un candélabre géant
avec des milliers de branches. Il est en or ? demandai-je à Rafaël en chuchotant.
Oui, en or. Tu monteras sur l’une de ses branches, pour qu'au moment où je le
hisserai dans les airs tu puisses l’accrocher au ciel. Avant que l'aube arrive,
les gens pourront se sauver en s'envolant vers là-haut. Moi je leur montrerai
le chemin et toi tu les accueilleras. Je montai sur l'une des branches, Rafaël
passa de branche en branche, les touchant, le candélabre commença à monter. Une
feuille se posa sur mon front, à l’endroit précis où s'était arrêté le regard
de mon ami, une feuille d’érable.
Je
regarde autour de moi : ce ne peut pas être le ciel. Des heures passent et je
ne trouve rien. Je sais, en bas les gens se sont déjà rassemblés, Rafaël les a
effleurés de ses doigts minces, ils sont tous montés, et moi je ne me suis pas
encore arrêté.
Où
est le ciel ? Où ?
Partisan de l’absolutisme érotique, mégalomane
réticent même parmi les scaphandriers, messager, toutefois, du halo Paul Celan,
je n’évoque les physionomies pétrifiantes du naufrage aérien que tous les dix
ans (et même plus rarement) et je ne patine qu'à une heure très tardive, sur un
lac encadré par l'immense forêt des membres acéphales de la Conspiration
Poétique Universelle. Il est facile à comprendre qu’ici on ne pénètre pas avec
les flèches du feu visible. Un immense rideau d’améthyste dissimule, à la lisière
du monde, l’existence d'une végétation anthropomorphe au-delà de laquelle
j’esquisse, lunaire, une danse pour m’étonner moi-même. Jusqu’à maintenant je
n'ai pas réussi et, les yeux déplacés vers les tempes, je me regarde de profil,
en attendant le printemps.
Peut-être qu’un jour quand la réhabilitation des
solstices sera officielle, imposée par l’atrocité des hommes qui se bagarreront
avec les arbres des grands boulevards bleus, peut-être que ce jour-là vous vous
suiciderez tous les quatre, en tatouant simultanément l’heure de votre mort sur
la peau feuillue de vos fronts de danseurs espagnols, en tatouant cette heure
avec les flèches encore timides, mais non moins vénéneuses, de l’adolescence
d'un adieu.
Peut-être
que je serai tout près, peut-être que vous m’aurez annoncé le grand événement,
et je pourrai être présent quand vos yeux, descendus dans les chambres
lointaines de la serre où, pendant toute votre vie, vous vous êtes exilés sans
que personne ne vous y oblige, pour contempler l'immobilité éternelle des
palmiers boréals, quand vos yeux parleront au monde de la beauté impérissable
des tigres somnambules. Peut-être que je trouverai alors le courage de vous
contredire, quand, après tant d'attentes infructueuses, nous aurons trouvé un
langage commun. Il ne tient qu’à vous pour que je lève, les doigts écartés en
éventail, la brise légèrement salée du requiem pour les victimes de la première
répétition de la Fin. Et il ne dépendra aussi que de vous pour que je fasse
descendre mon mouchoir dans vos bouches dévastées par le feu des fausses
prophéties, et qu'ensuite, sorti dans la rue, je l’agite au-dessus des têtes
surgies de la foule, à l’heure où celle-ci se rassemble près de la seule
fontaine de la ville, pour se regarder dans la dernière goutte d’eau de ses
tréfonds. Que je l’agite toujours, silencieux, avec des gestes qui interdisent
tout autre message.
Cela
ne dépend que de vous. Comprenez-moi.
Certaines nuits il me semblait que tes yeux,
auxquels j’ai ajouté de grands cernes orange, allument de nouveau leurs
cendres. Pendant ces nuits la pluie tombait moins souvent. J’ouvrais les
fenêtres et je montais, nu, sur le rebord de la fenêtre pour regarder le monde.
Les
arbres de la forêt venaient vers moi, un par un, soumis, une armée vaincue,
pour déposer les armes. Je restais immobile et le ciel descendait le drapeau
sous lequel il avait envoyé ses armées au combat. Dans un coin tu me regardais
me tenir là, d'une beauté indicible dans ma nudité ensanglantée. J’étais la
seule constellation que la pluie n'avait pas éteinte, j’étais la Grande Croix
du Sud. Oui, pendant ces nuits-là il était difficile de s’ouvrir les veines,
quand les flammes s’emparaient de moi, la cité des urnes était à moi, je la
remplissais de mon sang, après avoir congédié l’armée ennemie, je la
récompensais avec des villes et des ports, et la panthère d’argent déchirait
les aubes qui me guettaient. J'étais Petronius et de nouveau je versais mon
sang parmi les roses. Pour chaque pétale taché tu éteignais une torche.
Tu
te souviens ? J'étais Petronius et je ne t'aimais pas.
De nouveau j’ai suspendu de grands parapluies blancs
dans la nuit aérienne. Je le sais, ce n’est pas ici la route du nouveau Colomb,
mon archipel ne sera pas découvert. Les ramifications infinies des racines
aériennes auxquelles j’ai accroché, ci et là, une main s’embrasseront dans la
solitude, inconnues des voyageurs de l’altitude, les mains les serreront de
plus en plus convulsivement, et elles ne se débarrasseront jamais des gants de
la mélancolie. Je sais tout cela comme je sais, aussi, que je ne peux faire
confiance à la marée qui, comme une écume basse, baigne les rives dentelées des
îles, que je désire, du Sommeil autoritaire. Sous mes pieds déchaussés le sable
s’allume, je me lève sur la pointe des pieds et je m’élance vers là-haut. Je ne
peux m’attendre à aucune hospitalité, je le sais, mais où m'arrêter, sinon
là-bas ? Je ne suis pas reçu. Un héraut que je ne connais pas m’accueille au
large pour m’annoncer que toute escale m’est interdite. J’offre mes mains
ensanglantées par les épines flottantes du ciel en échange d'un instant de
repos, dans l’espoir que de là-bas, de la rive de soie de la première séparation
d’avec moi-même, je pourrais hisser une autre rangée de voiles rondes et
enflées, et que je pourrais continuer le voyage vers elles. J’offre mes mains
pour veiller à ce que l’équilibre de cette flore posthume soit gardé hors de
tout danger. De nouveau je suis refusé. Il ne me reste qu’à poursuivre mon
chemin, mais mes forces sont épuisées et je ferme les yeux pour chercher un
homme avec une barque.
Est arrivé, enfin, l'instant de hisser ton drapeau noir
devant les miroirs qui couvrent les murs extérieurs de la maison où tu as
abandonné pour l’éternité ton amour échevelé, au sommet de l’acacia fleuri
avant la saison. Coupante, on entend la fanfare du régiment d’aveugles, le seul
qui te soit encore fidèle, tu mets ton masque, tu accroches la dentelle noire
aux manches de ton costume de cendre, tu montes dans l'arbre, les plis du drapeau
t’enveloppent, le vol commence. Non, personne n’a su flotter comme toi autour
de cette maison. La nuit est tombée, tu flottes couchée sur le dos, les miroirs
de ta maison se penchent encore pour cueillir ton ombre, les étoiles tombent et
déchirent ton masque, tes yeux s’écoulent vers ton cœur où le sycomore a allumé
ses feuilles, les étoiles descendent aussi vers là-bas, toutes jusqu’à la
dernière, un oiseau plus petit, la mort, gravite autour de toi, et ta bouche
rêveuse prononce ton nom.
On pourrait croire que tout ce qui s'est dit au sujet
de l'acacia-croix suffit pour te priver de vacances. Tu as chassé du miroir les
sources de la lumière, tu t’est délecté en chantant l’acrostiche de l’immaculé
voyageur dans les arômes, affligé et clairvoyant comme la fleur d’oignon, tu as
soupiré à cause des fichus secoués dans les jardins, tu as appelé Mariana, tu
l’as appelée avec une couleur éparpillée en même temps que les encres de la
vie, mais tu as oublié qu’une chambre n'est pas un arbre, que son feuillage se
mange avec la cuillère du souvenir, et que vers midi les portes ne sont pas
verrouillées. Tu aurais pu passer le seuil de ces portes avant l'arrivée de
l'aube submergée par des élans envoûtants, te déverser toi aussi avec les lacs
accrochés aux murs, sauter avec les boules de neige oubliées dans les yeux des
bosquets anthropophages, dire encore une fois – la dernière – le mot qui pend à
l’icône transparente de ton cou infatigable, « rouille ». Le désert où tu t’es
aventuré avec la sandale contaminée par la poésie de ton adolescence de papier,
était couleur rouille, le papier adolescent sur lequel tu as marché jusqu’à ce
seuil, couleur rouille. Tu as renoncé donc. Tu as décidé de monter dans
l'acacia, sans fournir les efforts éphémères de celui qui lit dans les étoiles.
Les étoiles... Combien de fois n'as-tu souhaité te rappeler leur éclipse
fulgurante dans le miel répandu sur la table des poisons... C'était un de ces
exercices qui t'ont poussé à quitter la ville. Tu l’as quittée pendant la
journée, au vu de tous, dans ton cerveau une valise bourrée, avec le crayon
dispersé au-dessus de l'alliage de cire et du premier quart de lune. Comme
c’était gai de disperser les verres pleins de murmures sur la dalle hexagonale
de l'amour. Personne ne te voyait. Tu as parcouru seul les rues gardées par des
parapluies énormes, les parachutes des nains descendus de nouveau sous la
terre. Il y avait une rumeur dans l'air, une rumeur de pièces de monnaie
célibataires venues pour te voir partir. Tu t’es arrêté un instant pour les
regarder. Ton veston était déboutonné, et comment sinon aurais-tu satisfait la
curiosité dentelée de ta poitrine ? On t’avait parlé de tanières et de
merles. Têtu et passionné par les extrémités allogènes des promenades, tu avais
pensé que le moment était venu pour les trouver, en dépit des héritages
paralysés. Tu t’es encore trompé.
N'as-tu
pas vu que tes pas se dirigeaient vers des ennuis emplumés ? Que la vaste
chambre des possibilités menacées par des aigles aux boucles d'oreilles
n’allait plus avec le drapeau enfoncé dans la mare aux gens déguisés en barques
à moteur. N'as-tu pas compris que parmi les voyageurs nul n’échappait de sous
le rideau lépreux des tentes ensanglantées ? Ah, il n'y avait personne sous la
tente ? C’était le corbeau du rival installé sur l'écusson à l’entrée de la
tente? Le corbeau du rival aux cheveux couleur thé jauni dans la lumière de
l'heure sans oiseaux ? On te demandait un acte de courage monosyllabique ? Un
tour dans le paysage dévalisé des impulsions semblables au pavot ? Oui, il est
difficile de se trouver une place là où l'on garde du sable cajolé par des
mains de charbon. Il est difficile de porter avec soi les vases orphelines des
orbites endeuillées. Il est difficile...
Mais
dis, toi qui savais faire flotter les atrocités lustrées, les brillances obsédantes
des haltes archi-pleines de petits poissons dentés des nouvelles effeuillées,
toi, messager des abscisses fleuries par le sel des larmes – réponds !
Qui
s’est noyé d'abord ? Qui a descendu les marches les cheveux défaits, en rendant
plus âpres les ondulations inégales de la postérité ? Qui a déserté le sein de
la bien-aimée sur un cheval volé aux voisins ? Qui a évité son manteau,
s'est [...]