samedi 23 novembre 2013

Ezra Pound, Canto CXV, fragment



Ezra Pound, Canto CXV, fragment

Les scientifiques vivent dans la terreur
     et l’esprit européen s’arrête
Wyndham Lewis choisit la cécité
     plutôt que de voir son esprit s’arrêter.
La nuit sous le vent au milieu des garofani,
     les pétales sont presque immobiles
Mozart, Linné, Sulmona,
Quand vos amis se haïssent les uns les autres
      comment la paix serait-elle possible dans le monde ?
Leurs aspérités m’ont diverti dans mes jeunes années.
Une coque vide emportée et c’est fini
      mais la lumière chante éternelle
un feu pâle sur les marais
      où le foin salé murmure à la marée changeante
Temps, espace,
      ni la vie ni la mort ne sont la réponse.
Ni d’un homme cherchant le bien,
      faisant le mal.
In meiner Heimat*
            où les morts ont marché
                 et les vivants étaient faits de carton.

* Dans mon pays natal

(Traduction de Paul Keller)
Droits réservés

jeudi 21 novembre 2013

Poème de René Noël



Argile

Laure de l'injuste désordre
De toutes parts la clandestine
Matière le monde entier moins
L'aura reflet surexposé oui et non
Pétrarque trouve la page adossé
A l'oural à la faveur de l'éclat du
Grand gel clair de lune du coeur au
Cosmos par hasard dans le Canzonie-
Re l'éclair insouciant transporté l'
Express au large de la Spree en l'
Age juvénile soudain brisé
Cristal le mal empoisonnés
Empli d'eau noire les mots à
Reparler immunisés de tout
Oubli par lui le sort établi
A nouveau vas fortifié par ses
Vents la poésie proue quille du
Réel

vendredi 31 mai 2013

Philippe Blanchon, Nuit jetée & Reliquat

Philippe Blanchon, par Marie-Hélène Villierme, 1988

Le poème de Jacques
[extrait]

4

Casseroles des rues.
Pluie.
Cortège des transpirations
des avenues.
La foule brandit
des banderoles.
La forêt se renverse
et mord la ville.
Plus moyen d’atteindre la mer…
Jacques, élégant comme un cerf,
passe la porte et le trottoir.
La foule brandit
casseroles
la vérole lasse
la révolte gronde.
Hier,
tout à l’heure,
un policier riait avec des enfants
sur des bancs de sardines.
La fête a perdu toutes ses dents
et un ordre est un ordre.
Les chevaux vont charger.
La lumière frit des étés
où s’égosille l’oiseau
a fait place à l’hiver.
La révolte gronde.
Qui est du côté du collier ?
La médiocrité, la bêtise
ont frappé le groin des démocrates.
On complote à tous les étages,
les couloirs des organisations
ont des relents de cadavres.
Les mères crient :
“On déguise l’agneau en loup,
“on lui injecte la colère
“alors on en appelle aux bonnes mœurs
“et aux bonnes manières.”
Jacques sait l’énergie insultée :
la matraque lui frappe l’épaule.
Ce sont les poumons vidés
qui redécouvrent le goût de l’air.
Jacques pense :
Belle invention !
Je vous salue
de toute ma colère
avec vos pleines mains de mépris
semé comme grain de faim
crevant les yeux des hommes
qui commencent à gronder ;
les entendez-vous ?
Dans quel puits sont tombés
les noëls terrestres ?
Ce ne sont plus les mers
mais les villes qui se séparent
et un péage assure le tri
au passage des avenues.
Jacques est sourd.
Ne saurait plus articuler.
Il pleure pour tous les Jacques
du globe.
Les larmes.
Le coup porté près de l’oreille
ouvre ses yeux et leurs réserves.
Quel mot peut-il encore être un baume ?
Quel mot pour tout panser ?
Jacques est et restera muet
ainsi le veut-il et le doit
alors qu’hurlent les sexes,
des cordons d’âmes
et les fièvres cadenassées.

Un langage s’invente,
s’urgentent les maisons
dans les crevures d’azur,
la pieuvre des nues,
le piège des rues
et les crevasses mûres.
L’an Zéro, la peste…
Mais d’autres quartiers sont intacts :
des boulevards
de vieilles endormies.
Puis les nuages en sursaut.
Vapeur
qui luit, soulevée.
L’eau qui se réveille
et ils flottent
recouvrant le sol :
moutons désespérants,
troupeau en mare,
cauchemar recouvert de bruine.

Jacques est ici et ailleurs.
Jacques se crucifie
aux candélabres
qui jouent aux dés
quand se délabre.
Mais ailleurs il est Icare
qui s’unit à Antée
dans les bras de Déméter.
Pour renaître
Jacques traverse la rue
maintenant sans cortège,
aux ecchymoses énormes.
Il porte la main à son cou
pour amoindrir sa douleur.
Il serre la main de Victor
qui joue à l’opéra.
Ce ne sont que des mafias,
avance Jacques, vers la bibliothèque
où les étagères forment les cercles
de son enfer et de son espoir dernier.
1995-96

in La nuit jetée


[La chasse aux fantômes]
Ainsi donc le bleu s’éclaircissait peu à peu
aurore fraîche de son corps forcissant
L’adieu aux platanes troqués aux lampadaires
de cette aube reflétée au sol éclatant
se fit présomptueux par les fleurs nouvelles
Ainsi fut le grand parc allumé des pas conquérants
Ainsi le soleil froidement
promettait la fatigue pour plus tard
Le ciel mangeait le bleu de la lune
dévorée par la mer et sa ferraille portuaire
d’un long voyage fait à quai
Souvenir de plomb immergé
La Cité mourait malgré son grand parc
aux fontaines de cendre et de glaise
Grands arbres des Cités mourant lentement
avec de sombres et silencieux sursauts d’agonie
agonie aussi bien définie que celle d’un vieux pigeon
Ville matinale portant sans effort sa cécité
encore et espérait encore jusqu’à l’événement prochain
Et c’est cela que nous dit l’aube
dans ce blanc des vagues amnésiques
Ville qui ne fut que mirage
dans un désert de sel et de pierres
de pierres vacillantes à la clarté de l’âme
de quelques marins qui y pêchaient encore
Ville qui fut pourtant l’évidence
l’évidence avant que d’être et qui jamais ne meurt
Ville qui fut puisque furent le parc
la place à l’aube ou les délires d’alcool
dans la nuit de ces rues misérables
puisque furent les fleurs et les arbres
les arbres le regardant en pleurant
et les fleurs odorantes de ses aveux.


Printemps

Saison de tous les nivellements
Car le chant du rossignol
c'est savoir le départ impossible
mais aussi l'heureux voyage
c'est le cœur qui redevient muscle
de son accélération insomniaque 
                                               1989


in Reliquat de santé & La nuit jetée