Georges Artemoff
et Lydia Nicanorova
Le
maquis est sans cesse en lutte contre la roche blanche.
Le
maquis est roux et verdâtre comme des olives. La roche blanche soudain est
coupée comme d’un couteau une motte de beurre que viendrait fouetter, surpris
pas sa solidité, une mer apparemment sereine mais capricieuse. C’est, dominant
la mer, Bonifacio. Extrême sud de la Corse, frontière imaginaire, tout autant
que Constantinople est la frontière entre l’Occident et l’Orient, rigueur hellénique
et baroque byzantin.
A
chaque femme et à chaque homme correspondent d’autres êtres mais aussi une
géographie. A y regarder de plus près on constatera aisément que les moments de
bonheur véritablement vécus ont leurs êtres propres pour les accompagner et
leurs lieux précis comme décors. Il faut voir ces lieux comme de véritables
paysages dont les peintres, à travers le globe, et le temps, auraient tentés de
restituer le catalogue exhaustif et poétique.
Le
peintre, ici, a pu être heureux avec la femme qu’il adorait. Ce Cosaque de
Rostov-sur-le-Don retrouvait là une mer nouvelle et avec elle ce sentiment
d’être loin du monde qu’offre cette île avec ses rites et ses fraternités
conséquentes.
Lydia,
peintre de talent, s’est représentée elle-même dans une blancheur
impressionniste avec ce hiératisme de l’icône et ce modelé si typiquement
russe, plus subtile néanmoins que chez Iouri Annenkov ou Boris Grigoriev, dans
une atmosphère qui pourrait être celle d’une toile de Victor Borissov-Moussatov
dégagée de sa mélancolie.
C’est
avec ce même modelé, cette fois avec le rougeoiement par lequel la chair
apparaît sous cette lumière de quelque flamme proche, que lui la peinte dans ce
qui est le plus ancien portrait d’elle qui nous est parvenu (1925).
L’impressionnisme et le symbolisme s’y conjuguent encore, le visage et la main
jaillissent d’un fragment de décors caucasien rouge, orange, vert, et du drapé
en blanc de larges touches souples de la chemise. Ce n’est pas encore ce
post-cézannisme des tableaux peints en Corse et plus tard avant le cubisme
revisité de l’après-guerre, de l’après-Lydia.
Par
temps clair on pouvait distinguer la Sardaigne. L’amitié d’un chien vaut bien
celle de ces hommes accueillants, solides comme la corde qui permet de se
laisser glisser de la petite maison surplombant la mer jusqu’à la petite barque
qui y flotte comme sur un parquet de danse.
Lydia, pommettes hautes. Dans les portraits : des yeux légèrement en amande.
Parfois, ces yeux se plissent, laissant deviner une douce sévérité et des
préoccupations mystérieuses. Pressentiments, réminiscences ? Ces mystères
sont sans patrie ni condition sociale. Néanmoins, quelque chose en elle
d’obstinément russe.
C’est
avec des poignées de couleurs des myriades de poissons soulevés de mer.
Les
barques se regroupent en un docile troupeau au petit matin après les transhumances
nocturnes vers les crêtes de mer.
Le
port est comme un enclos sécurisant sous un éternel été qui s’insère l’hiver
dans les natures mortes, le portrait des mains de l’aimée et les poissons
géants.
Des
oliviers, vieux Christs que des nœuds retiennent à chaque membre, hébergent des
bruants qui surplombent la pleine.
Les
amis russes sont là aussi comme si rien ne devait être totalement étranger.
Déjà ces collines, ils les avaient reconnues, c’étaient bien elles, celles qui
avaient peuplé son enfance et ses années d’hommes à naître. Collines que
Staline, là-bas, va raser dans un temps à venir, poursuivant son travail
méticuleux d’amputation : massacre de Dionysos autant que d’Apollon.
Les
amis sont cinéastes ou peignent de grands cartons pour l’œil des caméras. Ils
dînent en riant sous le regard de Lydia tenant une brassée de mimosas. Devant
ce qui est un de ses plus beaux tableaux, le peintre sait, ce modèle privilégié
aussi, ce moment d’intimité de l’atelier où l’amour se transcende par l’objet,
non pas un prolongement de cet amour mais ce qui va devenir l’objet même, alors
que tournoient paroles et rires autour d’eux. Ils rient à leur tour dans cet
oubli nécessaire où tout se recompose.
Artemoff
retrouve, dans ses tableaux peints en Corse, Kouprine, Machkov, Lentoulov,
Falk, comme il semble que l’on retrouve les maisons « chaotiques »
d’Alexandra Exter dans l’arrière-plan des dessins et de la Maternité de 1940.
1908.
La patience est le ventre généreux du monde, la grande procréatrice. C’est ce
qu’apprend le travail. Quelques traits maladroits aujourd’hui et demain cette
même main sera capable de ce qui aurait été considéré hier comme un exploit de
quelque dieu. Par l’étude on apprend la technique nécessaire à la pratique d’un
art.
Ici
comme la liberté.
C’est
Moscou. C’est la capitale qui rivalise avec l’autre Capitale :
Saint-Pétersbourg. Carrefour que traverse une infinité de flux. C’est l’étude,
déjà la rencontre des merveilleuses confraternités, ceux de l’atelier et le
géant Maïakovski.
Moscou,
c’est déjà comme un rêve, toutes les grandes métropoles russes sont comme des
hallucinations. Il n’est étonnant, alors, qu’elles aient engendré Lermontov,
Dostoïevski, Biély… Raffinement au croisement des mondes et ferveur populaire.
Le blanc et une infinité de gris sans présence de noir, au dehors. Alors que
l’intérieur des êtres doit être fait des couleurs les plus purs et d’un noir de
suie dont ils se parent pour que cela soit bien évident à tous et à chacun.
Rondeur de pierres et places qui veulent être quelques souvenirs des plaines de
par leur taille démesurée.
Rouge,
vert, blanc, comme dans le portrait de 1925. Rouge, vert, blanc, comme les
couleurs de l’histoire russe qui s’incarnent ici en un seul homme. Un Cosaque,
chasseur de sangliers, dresseurs d’ours, de chiens, partageant sa table et son
lit avec l’âne, monteur agile de chevaux ayant dans les yeux la douceur du Don
et les collines infinies.
S’il
a quitté la Russie pour Paris en 1913, il y retournera l’année de Révolution
pour revoir sa mère et sa sœur.
Rouge,
comme son enthousiasme premier pour cette révolution qui embrase le pays. Vert,
comme sa volonté de liberté et d’indépendance viscérale qui le conduira à
s’engager aux côtés des paysans luttant pour que les terres leur soient
restituées comme dans le grand rêve de Tolstoï. Indépendance de Cosaque qui
voit la machine bureaucratique naître de ces journées sanglantes et de la
révolte légitime. Blanc, comme Marina Tsvetaieva, qui fut son amie, ayant
compris où tout cela allait mener le pays, pressentant peut-être, après a
disparition de son jeune frère à la chasse, la disparition de cette mère et de
cette sœur dans les rouages inhumains de la machine soviétique.
Blanc,
aussi peut-être, pour avoir à se réfugier à Constantinople et y rencontrer
Lydia ?
Qui
sera démêler les arcanes de la vie d’un homme ? Cela est-il
nécessaire ? Tout ce semble-t-il pas absolument parfait ou alors
cruellement dérisoire, et cela, sans étapes intermédiaires ? Les évidences
qui font croire sans aucune difficulté aux voies de perception les plus
irrationnelles comme aux faits les plus incroyables, n’est-ce pas cela qui
corrige, seul, cette humiliation aperçue de la mort ici et ailleurs ?
La
complexité même de l’univers s’incarne – en tous les cas le devrait – dans
chaque destin humain. Lydia, maintenant, est près de lui.
Il
y a les chemins de l’exil, la mère et la sœur dont on ne sait plus rien, pour
lesquelles on pressent le pire, mais il y a les compatriotes rentrés au pays et
broyés ; il y a, là-bas, les maîtres et leurs attentes. Artemoff se
méfiera autant des soviétiques qu’il haïra leur art. La liberté c’est de
refuser l’entrée des marchands à l’entrée des artistes, connaître la morale du Portrait de Gogol, voir le portrait du
diable imprimé sur billets de banque thésaurisés, savoir enfin la contradiction
nécessaire comme composant essentiel de la nature humaine.
1913.
L’atelier de Modigliani fut le sien après la mort que nous savons de ce peintre
qu’il ne cessera d’admirer, ainsi que Juan Gris. Il y découvrit des sculptures
abandonnées et qu’il n’ait pas eu le temps de les mettre à l’abri avant
qu’elles ne fussent volées lui donna, à vingt ans, une idée précise de ce qui
peut se faire par avidité. Il y a aussi la rencontre des frères, ceux dont
l’argent brûle les doigts, l’argent dépensé sans compter à régaler les amis,
l’hospitalité de Zadkine. A l’atelier, le gentil italien de génie (qui fut
l’ami d’Akhmatova) est absent et sera le criterium de l’engagement sacré envers
l’art ; et en reste-t-il traces palpables dans ces pages de journaux,
abandonnés là, étalés sur le sol avec leurs auréoles d’huile de lin et leurs
éclats de peinture ? Fraternité montparnassienne, parnassienne de ces
émigrés, Kikoïne, Pascin, Soutine…
Des
sabots de la mémoire ceux qui soulèvent le plus de poussière ce sont ceux du
remords caracolant sur nos prairies les plus enfouies. Parfois des mots mais il
est plus nécessaire encore d’agir et, si les cicatrices ne s’en recousent pas
davantage, agir offre l’illusion d’un oubli possible. Pourtant dans chacune de
nos actions le poids de ce passé se fait
présent, involontairement, tout remonte à la surface comme les poissons
sauteurs luttant contre le courant. C’est toujours soi que l’on dévoile même
lorsque les masques nous semblent bien à leur place.
Le
passé fut un présent vécu et des fantasmagories obsédantes. Le passé est un
présent sans cesse recommencé, un présent dans un passé renouvelé qui devra
savoir faire face au futur à chaque nouvelle étape, inlassablement.
L’amante
quittera l’amant parce que la maladie l’exige ainsi à la veille d’une guerre
nouvelle. La femme peintre, modèle, compagnon de vie, d’expositions, prend la
barque pour le fleuve que nous savons avant de l’ignorer.
Tout
reviendra à temps pour un dernier salut, il y a des dialogues que rien ne saurait
interrompre. Tout ne sera qu’une longue attente désormais et le bonheur qui
s’offrira encore à nouveau sera plus riche peut-être, plus fragile assurément,
avec un je-ne-sais-quoi de dévasté.
Reprendre
la course du temps sur l’échine d’un cheval demeurera le rêve le plus réel, les
chiens riant à ses côtés.
Ce
n’est pas le ciel blanc de la Toscane qui fait des feuilles des oliviers des
feuilles d’argent, c’est bien le bleu limpide et triomphant qui blanchit ces
feuilles derrière la maison, feuilles des oliviers qui ont posé, à tour de
rôle, pour les deux peintres. Feuilles d’or des chênes. Feuilles d’icône. C’est
ici aussi un pays de glands, de sangliers et ce frère mort là-bas l’attend déjà
pour qu’ils aillent ensemble, ses cheveux blonds posés sur l’épaule forte de ce
grand frère, comme vont à la mort les peuples, sauvages et libres, sacrifiés.
1964 : Les Cavaliers.
Lydia
le fixe de tout son mystère, fixe cet autre mystère. Dans ses yeux à lui déjà
cette trinité sacrée est gravée même prise encore dans les neiges et le sable
doux du bonheur. 1964, un de ses derniers tableaux : L’enterrement du peintre. Sa mère, sa sœur, Lydia et le compagnon
pour aller à a mort. Le tendre compagnonnage devant ces femmes pouvant être
simultanément la présence tutélaire et féminine d’une Piéta.
1997
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Georges Artemoff et Lydia Nicanorova - Bonifacio |
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Lydia Nicanorova - Bonifacio |